Il faut remettre l’«oeuvre» au coeur du monde du travail

Il faut remettre l’«oeuvre» au coeur du monde du travail

 

Il y a plus de cinquante ans, dans Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt proposait notamment une distinction entre le «travail» humain et l’«œuvre» que produit l’humain. Selon la philosophe germano-américaine, le travail, c’est ce qui est lié au corps, à la vie biologique: faire le ménage ou la cuisine est du «travail». En revanche, il y a «œuvre» humaine quand des objets sont fabriqués. Objets qui parfois subsistent au-delà de la mort de leurs auteurs: un bâtiment, une table, une chaise. Objets plus éphémères aussi: crayons, habits, assiettes. Mais tous ces objets sont des œuvres. Et c’est l’accumulation de ces œuvres qui crée le monde humain.

C’est sur ce rappel que s’ouvre le dossier du numéro d’avril 2013 de Philosophie Magazine, consacré au sens du travail1. Dossier dans lequel le rédacteur en chef Alexandre Lacroix relève qu’aujourd’hui les œuvres, pour une majorité des Occidentaux en particulier, sont devenues liquides. Les objets sont très rapidement remplacés ou vite devenus obsolètes. Et dans une économie où près de 80% des travailleurs agissent dans le secteur tertiaire, ce n’est même plus de la matière, fût-elle encore éphémère, qui est produite, mais de l’information ou des flux d’information continue! L’affaire est sérieuse. C’est ce qu’affirme en tout cas Richard Sennett, sociologue du travail, longuement interrogé par Philosophie Magazine. D’abord, il est difficile de trouver un travail. Ensuite, celui-ci ne s’inscrit plus dans un «récit» vocationnel qui permette de se projeter vers l’avenir. Le travailleur vit désormais dans un présent perpétuel, sur un marché mondialisé où les employeurs trop souvent se contentent d’acheter des «compétences». Richard Sennett, qui se méfie de la notion de créativité, qu’il estime être une forme d’élitisme déguisé (il faut d’abord faire ses gammes), privilégie la notion d’artisanat, du travail bien fait, qui donne une réelle et vraie satisfaction. Du travail conduit de manière coopérative, cette dernière notion tendant à disparaître dans un monde où de plus en plus d’écrans s’interposent entre les travailleurs… Ajoutez à cela la surenchère administrative et de contrôle qui envahit l’ensemble des processus de production; toutes normes basées sur des espérances et des principes de prédictibilité par nature impossibles à tenir… et vous aurez un tableau très assombri. C’est ce que dénonce le psychanalyste Christophe Dejours: la recherche de la perfection, appuyée sur des prescriptions et des normes à atteindre, basée sur le soupçon selon lequel le travailleur serait paresseux, tend à dégrader les individus, l’image qu’ils se font d’eux-mêmes ou l’amour de soi qu’ils se doivent. Tout cela conduit au burn-out, voire au suicide quand celle ou celui qui travaille estime qu’on ne lui fait pas – plus – confiance. Sur la surenchère administrative, les prescriptions diverses et très souvent paradoxales (une école qui trie mais qui se veut inclusive…), face à la multitude de papiers, consignes ou e-mails reçus pour un oui pour un non, chaque enseignant de ce canton aura pu constater que le génie de l’administration est sans limite. Des hautes instances dirigeantes de l’école aux directions d’établissement. A quand l’autorisation requise et le formulaire en huit exemplaires pour être autorisé à uriner à la pause de 10 heures? Sur ce champ, comment ne pas appeler chacun à lutter, à refuser l’inutile ou à décliner l’impossible? Et à contourner, mais en conscience et responsabilité, les normes quand celles-ci conduisent à l’effet inverse de celui qu’elles sont supposées produire. Pour le reste, en regard de ce qui devrait être œuvre du travailleur-élève et en référence à ce qu’en disent Hannah Arendt ou Richard Sennett, l’exigence d’une belle écriture, de la belle facture d’un travail scolaire devrait être requise. Et dans une école qui tend de plus en plus à s’intellectualiser, à se tertiariser, à ne produire que de l’information, nos collègues qui enseignent les activités artisanales et manuelles devraient être reconnus aujourd’hui en première ligne. Elles et ils sont les derniers à conduire et à permettre la production d’œuvres concrètes, sujettes à porter la fierté de leurs auteurs. Ceux-ci recevant juste reconnaissance du travail accompli et confortant ainsi leur amour propre. Comme au-delà de son juste salaire, l’enseignant devrait pouvoir recevoir du patron-employeur la juste reconnaissance de son travail. Mais cela, n’est-ce pas, est une autre histoire. Une histoire encore à construire.

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