Pédagogie épistolaire - 11/2022

Pédagogie épistolaire

Sensibilité professionnelle

 

L’association N’Autre École Publique a depuis plusieurs années l’avantage d’échanger avec des enseignant·es des cantons romands sous un format épistolaire. Celles et ceux-ci rencontrent des difficultés dans leurs pratiques ou font simplement état de questionnements. L’idée de la présente rubrique découle directement de cette pratique d’échanges écrits. Mais elle illustre aussi une volonté des professionnel·les eux-mêmes de faire profiter d’autres lecteur·trices des riches échanges. Ainsi, les lecteur·trices découvriront des lettres anonymisées et retravaillées. Regroupés sous l’appellation de « pédagogie épistolaire », les textes présentés font l’état des questions vives que se posent les enseignant·es. Ils sont également un moyen d’y répondre ou d’ouvrir une réflexion.

 

Auteur: Zakaria Serir   

 

 

Cher Antoine 1,

J’ai bien reçu ton courrier qui a retenu toute mon attention. Comme tu le sais mieux que moi, il n’est jamais préférable de rester seul et d’autant plus lorsqu’une situation « te prend la tête » ; pour reprendre tes mots. Je me suis, comme toi, longtemps senti seul, dans ma classe ; et ce n’était guère amusant. J’ai parfois été si démuni que je n’avais plus de courage, ne serait-ce que de m’accroupir pour parler à un enfant. Le matin, au réveil, la joie de me rendre à l’école avait disparu et je ne savais pas toujours vers qui m’adresser. Aujourd’hui, je vais bien, et j’espère que tu iras mieux d’ici quelques jours.

Je vais essayer de te répondre en quelques points. J’espère ainsi t’offrir des pistes, des chemins, des idées ; d’abord pour que tu te réappropries tes repères, ensuite pour que ces repères te permettent de retrouver sereinement tes élèves. Se sentir dépassé n’est ni une honte, ni une fatalité, ni un échec. C’est, au contraire, une conséquence normale d’un corps et d’une réflexion qui se fatiguent pour mieux redémarrer. Je ne chercherai donc pas à te consoler ni à te blâmer d’ailleurs. Je tenterai, le plus simplement du monde, à prendre tes tracas tels qu’ils sont pour les comprendre et peut-être t’aider.

Pour cela, je pars du cœur de ta lettre. Tu écris : « Je suis fatigué de chercher des solutions à des problèmes qui me touchent et m’envahissent. » Les problèmes que tu soulèves renvoient ici à ceux d’un·e enseignant·e qui travaille avec ses affects, ses sensations, sa sensibilité ; mais qui peine à trouver une sortie, à donner une réponse positive aux situations émotionnelles, scolaires et extrascolaires de ses élèves. Tu as le droit, et sans aucun doute raison, de te sentir démoralisé, démotivé et je te remercie infiniment d’avoir eu le courage et la sincérité de me l’écrire.

Ce que tu dis dans ta lettre concerne indéniablement le côté sensible de notre métier ; avec lequel certain·es, par souci de professionnalisme ( nous disent-ils·elles ), tentent de nous suggérer le refoulement. Je pense, comme bien d’autres pédagogues et enseignant·es avant moi, que le métier d’enseignant est un métier sensible ; et qu’il serait dès lors vain de lutter contre cette sensibilité. Il faut, de préférence, la prendre telle qu’elle apparait, l’accepter et travailler avec. Être enseignant·e, c’est baigner au milieu d’émotions, d’histoires de vie, de sensations, de joie et de tristesse. Être enseignant·e, c’est aussi une épreuve qui nous amène à ressentir des expériences vécues, que celles-ci soient déplaisantes ou plaisantes. Alors si les enseignant·es ne ressentaient rien, la question encore peu développée de la sensibilité pour apprendre et enseigner, celle aussi morale que philosophique, celle de la responsabilité sensible à l’égard de nos élèves ( et de nous-mêmes ), ne se poserait pas plus que pour une plante, un flanc de montagne ou un robot. Et l’éthique enseignante ne serait qu’un pan oublié d’une partie de l’éthique humaine.

 

Toute la complexité d’une profession

Dans ton courrier, tu as insisté plusieurs fois sur le sens sensible de ton travail, celui d’un métier du quotidien. Mais, en même temps, tu as attiré l’attention – et ceci bien plus souvent – sur le fait que tu voulais moins ressentir les choses ; et du même coup, « te protéger ». Je ne sais pas si l’insensibilité, celle qui est implicitement encouragée dans nos sociétés modernes et qui impacte indéniablement le métier d’enseignant·e, est la bonne réponse à tes souffrances. J’ai l’impression que l’insensibilité que tu essaies de cultiver, peut-être inconsciemment ( ici sans vouloir faire une psychanalyse au rabais ), est en train de t’affecter ; de telle sorte que tu te sens aujourd’hui bouleversé, fatigué et dépassé. À vrai dire, ta lettre est un exemple admirable de la complexité d’une profession qui se modernise et qui tombe aussi dans des schémas nouveaux d’« oppression » : entendu par-là que le travail de l’insensibilité opprime. Mais tes propos en rendent si bien compte ( de ces schémas d’oppression ) que la lecture de ta lettre pointe du doigt comment ce mécanisme pourrait cesser de fonctionner.

Pour répondre au problème de l’insensibilité professionnelle, il faut faire un détour par la pédagogie. L’éducation, pas plus que la liberté, la justice ou l’égalité, ne se donne pas. Elle se conquiert. Elle s’offre aux autres par du courage, de la détermination et parfois du sacrifice. Autant le dire tout de suite : être enseignant·e, c’est participer à ce mouvement de conquête ; et qui dit action de conquérir, dit responsabilité, engagement et don de soi. Dans une lettre précédente, j’écrivais à une de nos collègues que la compassion pouvait être une issue ou du moins une alternative à une querelle avec un parent. La compassion est un mouvement sensible. Et il faut certainement une dose de courage pour compatir devant la souffrance d’un parent.

 

Ne pas s’oublier dans la relation

Quel est donc le lien que je fais entre la compassion et l’obstination pour une insensibilité que tu me dis ne pas réussir à gagner ? Il est celui d’un travail qui se préoccupe certes du rapport à l’autre, mais dont la réflexion pédagogique est aussi un bon moyen de s’intéresser à la sensibilité pour enseigner. Cette réflexion reflète, et ceci de nombreuses manières, le lien délicat entre l’éducateur·trice et son milieu, social, physique, mais aussi sensible. En effet, lorsque je situe tes propos par rapport à tes difficultés, aux objets ( les disciplines enseignées ), à autrui ( les élèves ) et à ton propre corps ( ta personne ), je retrouve une difficulté à conjuguer ces trois dimensions. Alors, si tu ne t’investis que vis-à-vis des objets et d’autrui, tu t’oublies dans cette relation. Pourtant, il faut considérer ta personne dans cet entrelacs. Il ne faut pas oublier de t’accorder la priorité ; ceci au même titre que les enfants qui occupent ta classe ou des programmes que tu essaies d’honorer. Cette priorité ne doit pas être normative, puisqu’elle risquerait de tomber de ce mécanisme d’oppression que j’ai décrit précédemment,  à savoir : l’encouragement à l’insensibilité dans notre métier.

La priorité accordée envers soi-même dans la relation éducative amène à s’accepter au plus près du sujet qui nous intéresse dans cette lettre. Pour le dire simplement, je ne pense pas que tu dois t’oublier, en refoulant une partie de ce qui fait de toi un être humain. Le rapport entre objet de savoir et autrui est déjà trop loin du regard sensible pour nous permettre une perspective éclairée. Au rapport ordinaire entre les apprentissages et les moyens d’y accéder se substitue donc une réflexion personnelle et sensible entre les objets, autrui et le sujet ; en tant qu’individu qui a une conscience, une raison et des affects. La considération de la sensibilité se trouve ainsi prise dans un domaine central, mais de niveau élevé. La pédagogie implique la reconnaissance de l’enseignant·e. Elle se saisit et manifeste les processus complexes et actifs qui servent la relation éducative. Néanmoins, elle s’arrête aux bordures de cette même relation si elle n’est pas considérée à sa juste valeur, c’est-à-dire perméable à la réflexion. Autrement dit, l’approche sensible de l’éducation convient à une activité consciente et de haut niveau ; celle qu’il faut pour apprendre, ressentir le monde.

Nous savons, en effet, dès le plus jeune âge, qu’il n’y a pas d’intérêt à se disputer avec une pierre. Nous pouvons la lancer de toutes nos forces par terre, celle-ci ne sentira rien. Mais nous savons aussi que lorsque nous nous disputons avec quelqu’un, que dans ton cas, « un·e élève t’agace », le problème est tout autre. Celui-ci ou celle-ci ressentira ton agacement ou ta colère et y répondra certainement sensiblement. Il y a donc un intérêt à considérer cette sensibilité en classe. Bien sûr, quand tu évoques dans ta lettre la difficulté que tu as de demeurer un professionnel « sérieux » – sous-entendu ici celui qui ne réagirait pas sensiblement aux interactions qui l’affecte –, autant te dire de suite que c’est peut-être une peine
perdue. Un apprentissage, comme une altercation avec un·e élève ont l’avantage à être vécus sensiblement. Contrairement à une pierre, l’intérêt tient au fait que l’être humain est en capacité de ressentir. Il existe donc un lien évident entre la pédagogique et la sensibilité qui, pour une grande partie, est à l’origine de nos enseignements.

 

Faire avec son humilité

À ce que je te dis, on fait d’ordinaire deux objections. La première est de considérer qu’un bon enseignement est dénué de sensibilité et qu’une séance de français, par exemple, n’aurait pas la capacité de faire ressentir des choses. La seconde est de soutenir presque les mêmes arguments que la première, stipulant cette fois qu’un·e bon·ne enseignant·e serait celui ou celle qui fait la part des choses. Il·elle sait se préserver des sensations que lui procure son métier et il·elle doit être à même de contrôler ou refouler sa sensibilité. Il n’y a pas de réponse juste ou fausse à cette deuxième objection. Néanmoins, il y a le besoin de comprendre que l’enseignant·e est un individu avant d’être un·e processionnel·le et qu’il·elle doit donc faire avec son humanité. La question que tu soulèves dans ta lettre : « dois-je tout prendre à cœur ? » est en fait une question morale. Les deux objections précédentes nous font croire que cette question ne devrait pas se poser davantage que pour une pierre. Pourtant, elle se pose et, rassure-toi, tu n’es de loin pas le seul à te la poser. Nous ne pouvons pas négliger le fait, et ceci même si nous prétendons être de bon·nes professionnel·les, qu’être enseignant·e, c’est ressentir la joie et la douleur. Ainsi, il n’y a pas d’enseignements insensibles ni d’enseignant·es insensibles d’ailleurs.

La modernité, à laquelle j’ai fait référence précédemment, est celle qui nous embarque parfois dans une humanité insensible. Elle touche aussi notre métier. En réalité, cette modernité nous considère avant tout comme un maillon utilitaire d’un système global ( l’École dans notre cas ). Elle entend nous pousser à canaliser nos sentiments pour nous rendre plus efficaces, plus fort·es et plus résilient·es. Mais, dans cet utilitarisme de l’insensibilité, la modernité néglige ce qui fait de nous des Hommes. Notre critère n’est pas seulement de ressentir de la douleur ou de la colère, que nous devrions alors maitriser. Mais elle est celle de reconnaitre que nous autres enseignant·es éprouvons des affects positifs et négatifs au sens large ; c’est-à-dire au quotidien, avec lesquels la colère et la douleur, la joie et le plaisir ne sont que des exemples qu’il faut envisager à leur juste valeur. Aucun·e enseignant·e ne sera capable d’aller en classe sans éprouver du plaisir et de la peine ; et tant mieux.

 

En lien à l’universalité des possibles

L’ensemble des problématiques relatives à la sensibilité montrent l’importance des interactions lorsqu’il s’agit d’apprentissages, d’enseignements et donc de pédagogie. Ces interactions sont le noyau de notre métier. Elles nous permettent de réfléchir et d’observer nos classes avec sensibilité. Toutefois, ces seules interactions ne peuvent apporter de réponses aux questions que tu te poses qu’à la condition d’accepter que ce que tu ressens fasse partie de tes droits. Oui, un·e enseignant·e a le droit de se sentir dépassé·e, de ne pas supporter un·e de ses élèves, d’avoir le sentiment d’être fatigué·e ; comme il ou elle a le droit de venir les matins en classe et de la quitter en fin d’après-midi avec un sentiment de joie et d’accomplissement. Toutes ces choses font intimement partie de notre quotidien d’enseignant·e et je te remercie de me les avoir partagées.

Ne te soucie dès lors pas davantage, car les réponses que tu apporteras à tes questions n’auront jamais de réponses nettes. Il te faudra ouvrir le champ de ton rapport sensible au monde ; en te situant dans l’immensité de la sensibilité humaine, ceci en lien à l’universalité des possibles. Certes, les problèmes sensibles que tu rencontres te sont singuliers. Mais ton questionnement n’est pas un cas particulier. Il est un point de départ avec lequel d’autres enseignant·es pourront se retrouver. Ils·elles sentiront certainement la pluralité de leurs sentiments, imparfaits, mais réels, et liés à d’autres questions, tantôt anciennes, tantôt nouvelles.

Il est nécessaire de retourner à l’essentiel en acceptant que la profession enseignante soit un métier sensible, au sens où je l’ai développé. La sensibilité est une tendance encore négligée. Mais, cette tendance peut à nouveau briller et pourra certainement relever de son importance dans l’avenir. Il ne faudrait pas succomber à l’élan d’une société qui nous enferme à nos dépens dans l’insensibilité. Il serait regrettable que, par manque de lucidité, focalisé·es sur des objectifs scolaires dénués d’affects, notre métier ne saisisse que trop tard l’importance de la sensibilité pour agir positivement sur les destins ; ceux de nos élèves et le nôtre. Notre système éducatif ne doit pas échapper à ce que nous ressentons, nous les enseignant·es. Il ne nous faut pas attendre que la sensibilité soit accueillie comme un concept nouveau pour qu’elle soit adoptée et communément admise dans nos pratiques. Le manque de clairvoyance conduit parfois à hypothéquer dangereusement l’avenir de l’École. Nous devons dès lors nous prémunir de ce danger en rendant aux enseignant·es leur droit à être sensibles, leur droit d’enseigner sensiblement et de ne pas priver le monde de l’éducation de ces circonstances opportunes si précieuses.

 

Pour retrouver les élèves

Ta lettre est enfin inestimable, car elle nous rappelle qu’il s’agit pour l’enseignant·e de questionner son rapport sensible avec les apprentissages qu’il ou elle désire transmettre. La pandémie que nous venons de traverser devrait d’autant plus nous interpeler sur un point crucial : pour nos élèves comme pour nous-mêmes, il s’agit toujours de créer du lien ; puisque toute relation d’apprentissage est fertile lorsqu’elle se produit dans un tissu sensible dans lequel cette même relation se sédimente.

Je terminerai cette lettre – bien incomplète encore – en t’encourageant à rechercher dans les profondeurs de ta sensibilité ce qui te permettra de retrouver tes élèves et de vous mener ensemble vers la puissance, l’équilibre et donc vers le bonheur. La santé sensible et l’harmonie sont déterminantes des processus de vie d’un individu. Et il ne nous faudra pas attendre de relire Freinet et son Essai de psychologie sensible 2 ou Naess et ses réflexions dans Une écosophie pour la vie 3 – pour les plus passionné·es de philosophie d’entre nous – pour le comprendre.

Ne cherchons plus, à tort, à nous emmurer dans notre insensibilité, mais travaillons dès maintenant avec qui nous sommes vraiment.

 

Bien amicalement

 

Zakaria

   

 

1 Tous les noms sont d’emprunt.
2 Freinet, C. (1968). Essai de psychologie sensible. Neuchâtel : Delachaux et Niestlé.
3 Naess, A. (2017). Une écosophie pour la vie. Introduction à l’écologie profonde. Paris : Seuil.
 
                 

       

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