Pédagogie épistolaire - 8/2022

Pédagogie épistolaire

La relation enseignant·e-parent et la compassion

 

Zakaria Serir

 

L’association N’Autre École Publique a depuis plusieurs années l’avantage d’échanger avec des enseignant·es des cantons romands sous un format épistolaire. Celles et ceux-ci rencontrent des difficultés dans leurs pratiques ou font simplement état de questionnements. L’idée de la présente rubrique découle directement de cette pratique d’échanges écrits. Mais elle illustre aussi une volonté des professionnel·les eux-mêmes de faire profiter d’autres lecteur·trices des riches échanges. Ainsi, les lecteur·trices découvriront des lettres anonymisées et retravaillées. Regroupés sous l’appellation de «pédagogie épistolaire», les textes présentés font l’état des questions vives que se posent les enseignant·es. Ils sont également un moyen d’y répondre ou d’ouvrir une réflexion.

 

 

Chère Amélie 1,

 

Malgré les quelques péripéties et l’accident de ma mère en début de semaine, j’ai pris le temps de lire attentivement le mail de cette mère d’élève : Maïa. J’essaierai de te conseiller succinctement en développant un argumentaire sur deux points principaux. Le premier tentera de me « mettre à ta place » ; te connaissant quelque peu et imaginant ton embarras en tant qu’enseignante et les difficultés que notre métier et surtout notre institution nous imposent. Le second point ne te plaira peut-être pas. Mais, je me risquerais de comprendre cette maman, car je pense qu’une posture compréhensive reste dans de très nombreux cas la clé, ou l’issue, devant une situation conflictuelle avec un parent.

 

Le travail enseignant est une activité prenante, dans le sens où l’enseignant·e travaille avec des enfants – des humains. Cela implique nécessairement un investissement de soi. L’apprentissage « doit être une condition de la liberté », dit Paulo Freire. Le rôle de l’enseignant·e ne devrait dès lors constituer qu’un accompagnement constant vers cette possibilité d’être libre. C’est la conception de l’éducation pour laquelle je lutte depuis tant d’années, sachant que celle-ci à de nombreuses conditions et qu’elle renferme également une importante quantité de problématiques. Je fais ici référence entre autres au cadre scolaire institutionnel qui tend à réduire considérablement nos occasions de pratiquer la liberté dans nos classes.

 

Cela étant, il y a derrière les mots de cette mère beaucoup de souffrance et c’est ce point qui vous aidera à trouver une issue convenable. Tu me dis « souffrir », elle le dit aussi. Voilà un point de départ intéressant. Il vous permettra sans doute de vous mettre d’accord et j’espère, dans cette petite lettre, te donner des pistes de réflexion pour proposer à cette maman de vous entendre. Si vous deviez le faire, c’est avant tout pour Inaya, ton élève, car il semblerait qu’elle ressent ce malaise et qu’il faut lui offrir la possibilité d’être reconnue.

 

Je suis de ceux qui pensent que le rapport enseignant·e-parent doit être une relation d’humain à humain. Je soutiens que le respect pour le bonheur de l’enfant prime avant toute autre chose dans cette relation. En effet, c’est en offrant à l’enfant de réelles possibilités de s’épanouir personnellement en classe qu’il·elle pourra prendre le pas de sa liberté et apprendre. Son épanouissement dépend aussi de la relation qu’un·e enseignant·e peut avoir avec ses parents. Je sais également que beaucoup de souffrances de l’enseignant·e renvoient à ce que lui-même, elle-même ne s’épanouit pas assez, ou pas de la manière dont il ou elle le voudrait à l’école, dans sa pratique enseignante. Le premier conseil que je te donne – spéculant sur ton éventuel malaise – est de trouver d’abord tes repères avec les enfants. De mon expérience, les situations avec les enfants ont parfois été très différentes les unes des autres. Mais, beaucoup d’entre elles concernaient l’école, la place de l’élève dans la classe, ses possibilités d’apprendre sans être classé·e, jugé·e ou trié·e.

 

Le mal-être de l’enfant n’est donc pas si éloigné ou différent de celui de l’enseignant·e ni des parents d’ailleurs. L’enseignant·e doit tenir sa classe, faire des choix qui vont dans de nombreux cas à l’encontre de ses propres valeurs ; exclusions scolaires, décisions disciplinaires et triages des élèves par les notes sont vécus par les enfants et les parents comme particulièrement injustes. Les enseignant·es en rajoutent, disant qu’ils ou elles auraient tout fait pour être intègres. Ils·elles se justifient ainsi sans cesse auprès des parents et de leurs élèves. En y réfléchissant, ils·elles ne se justifient en fait qu’auprès d’eux-mêmes, d’elles-mêmes pour se convaincre que le « sale boulot » qu’ils·elles font est institutionnellement nécessaire. En vérité, ce sale boulot leur tombe dessus, car c’est l’institution qui le leur demande, estimant qu’il y aurait une bonne conduite professionnelle, une bonne manière d’apprendre, un seul métier d’élève. L’institution persuade en ce sens les enseignant·es de leur bonne volonté tout en fabriquant chez eux, chez elles leur adhésion morale, leur consentement au projet de l’institution et aussi leur souffrance. Finalement, ma réflexion suggère que les enseignant·es ne font qu’entreprendre le travail caché de l’école : instituer les justes savoirs, normaliser les apprentissages, contrôler les corps des enfants, trier les élèves par les notes et les regroupements scolaires ; en instituant la compétition. Beaucoup trop d’enseignant·es souffrent de ces tâches, car ces injonctions dénigrent leur travail.

 

La première étape est donc de réfléchir sur sa propre « désinstitutionalisation », écrit Ivan Illich ; et pouvoir proposer aux enfants des apprentissages qui tendent toujours vers un désir pour leur liberté, vers des approches pédagogiques qui résistent ainsi à la tradition scolaire.

 

Il y a quelques années, ma direction m’avait demandé d’exclure un élève pour quelques jours de ma classe. La raison : il s’était battu plusieurs fois à la récréation et cet enfant serait ainsi « dangereux » pour les autres élèves. Débutant dans la profession, je ne savais pas comment me défendre ; alors j’ai obéi. J’ai exclu cet enfant. Je te laisse imaginer l’incompréhension de la mère, qui s’en prit à moi – un peu comme le fait Maïa envers toi. Ce n’est bien plus tard que j’ai compris qu’elle avait toutes les raisons de le faire ; moi qui me voyais obligé de justifier ma pratique auprès d’elle, tandis que j’étais opposé à ce que ma direction m’avait pourtant imposé. J’ai dû dire à cette mère, en présence de son fils : « Écoutez madame, c’est le bon sens qui veut qu’on doive l’exclure, votre fils est violent. » Je cherchais l’issue à cette querelle dans la légitimation de ma pratique professionnelle, dans mon pouvoir d’enseignant ; là où pour moi, il n’y avait pourtant que des règles, des procédures, des voies d’autorités légitimes. Au fond, il s’agissait d’un enfant qui n’avait pas la possibilité de se défendre et d’une mère qui – tout à son honneur – essayait tant bien que mal de prendre la défense de son fils.

 

J’ai pensé que cette mère n’était qu’une « folle ». Je me suis évidemment persuadé que son fils était un « voyou » et que sa mère refusait d’ouvrir les yeux sur une réalité qui l’accablait. Pour sortir de ce gouffre qui nous embarquait tous les trois dans les ténèbres, j’ai tout laissé tomber. J’ai abandonné toute recherche de justification de ma souffrance. J’ai arrêté de me trouver des excuses pour me disculper moi-même de ce que l’institution me demandait en réalité de faire. Cette tâche de la cessation a été la plus difficile de ma carrière d’enseignant. J’ai essayé d’introduire entre nous trois un droit fondamental. Il va sans dire que ma direction a été hermétique devant ces questions-là. Je n’ai trouvé du réconfort que chez Célestin et Élise Freinet, Maria Montessori, Gilles Deleuze, Michel Foucault, Carl Rogers – entre bien d’autres auteur·es qui posent la question de la liberté pour apprendre et qui interrogent le rapport entre le pouvoir et le savoir.

 

J’ai mené mes luttes. La plus grande a sans aucun doute été celle de tout faire pour que les enfants dans mes classes se sentent épanoui·es et émancipé·es. Cela est allé jusqu’à une remise en question totale de ma pratique et une profonde transformation de ma pédagogie. Mais, je n’aurais ni le temps ni l’espace pour développer, point par point, ce que cela a signifié au quotidien. Je le ferai dans une prochaine lettre. Ce que j’ai pourtant rapidement constaté, c’est que les parents s’épanouissent en même temps que leurs enfants en classe. Nous discutons alors des voies de recours devant l’institution, de la possibilité de critiquer librement ma pédagogie et de mettre au centre de nos échanges et réflexions l’épanouissement de leurs enfants. Par exemple, nous avons lutté ensemble contre l’échec scolaire ou contre des décisions qui affectaient le droit à l’instruction. Cela a été une petite révolution, pour les enfants, les parents et moi-même, d’admettre qu’il y avait pas mal d’injustices à l’école et qu’en tant qu’enseignant, je participais aussi inconsciemment à celles-ci.

 

Beaucoup de ce que fait un·e enseignant·e s’oriente certes sur l’enseignement des disciplines, sur la considération des rythmes d’un programme scolaire qu’il faut suivre et justifier devant les parents. Mais, il faut penser à ces élèves et ces parents qui composent nos classes, car beaucoup d’entre eux, d’entre elles sont « opprimé·es ». Oui, même en Suisse, la pauvreté, les inégalités sociales et économiques sont des réalités qu’aucun·e enseignant·e ne peut totalement négliger, car il·elle travaille et compose avec. Les problèmes de ces parents sont donc avant tout des problèmes sociaux pour lesquels l’instruction publique de leurs enfants n’a jamais constitué qu’une solution miracle. Aussi, il faut se détacher d’une méthode purement technique pour faire apprendre ou même pour s’entretenir avec un parent. Il ne suffit pas d’être agréable et courtois·e, bienveillant·e et à l’écoute pour faire de ces moments précieux avec un parent un véritable outil à destination de l’émancipation de leurs enfants. Il ne suffit pas de proposer quelques biscuits et un verre de sirop à la grenadine pour comprendre les parents. Il ne suffit pas de suivre quelques formations continues sur la relation école-famille pour anticiper les épreuves qui se jouent dans la conversation, c’est-à-dire dans le quotidien. Il faut donner aux enseignant·es, aux parents et aux enfants les moyens de sortir de leur passivité. Il faut les reconnaitre et faire de la relation un processus dynamique et émancipateur. Il faut laisser entrer les parents dans l’école. Il faut s’intéresser humblement à leurs histoires. Bref, il faut devenir ensemble ( parents et enseignant·es ) les sujets de l’éducation des enfants et ne plus rester des objets apathiques – comme le sont bien trop souvent les parents et les enseignant·es, même quand les premiers sont issus des quartiers les plus favorisés de nos villes.

 

Dans ce processus, la compassion est centrale. Elle permet de s’intéresser aux parents, d’être sensible à leurs réalités, à leurs problématiques, à leurs projets et surtout de rester proche de ce qui les préoccupe le plus souvent, à savoir : le bonheur de leurs enfants. La compassion n’est pas un concept vide ou proprement théorique. Selon moi, il ne relève ni totalement des sciences humaines ni d’un savoir pédagogique ou médical. Il relève de l’expérience, de la possibilité de faire d’une relation avec autrui quelque chose de profond. Il faut d’abord souffrir avec les parents, s’émouvoir de son malheur ou bonheur et ressentir en soi sa joie ou souffrance. À ne pas s’y méprendre, la compassion n’est pas un piège. Elle relève de l’affect, de la possibilité de se laisser prendre positivement par une émotion, une histoire, une anecdote. Nous nous émouvons pourtant tous les jours par compassion lorsque nous lisons, regardons un film, une photographie ou une pièce de théâtre ou lorsque nous voyons notre enfant tomber de la balançoire, pleurer parce qu’il a écopé d’une note désastreuse ou que son enseignante ne le considère pas en classe.

 

La modernité nous encourage à enfouir la compassion dans la profondeur la plus noire de nos âmes, à l’oublier, à aliéner une partie de ce qui fait de nous des Hommes. J’insiste ici sur le caractère immédiat et imprévisible de la compassion, car aucun·e enseignant·e ne pourra se rendre compassionnel, c’est-à-dire disponible pour ressentir de la compassion. Elle est un affect fondamentalement indisponible et instantané. Elle n’est la conséquence ni d’un raisonnement ni d’un calcul. Elle surgit en chacun·e, au spectacle des affects des autres, comme une invitation à les comprendre, à leur apporter son aide et même à rire avec eux. Au moment où elle surgit, elle ne dépend ni de la culture, ni du niveau d’éducation, ni du genre ou du sexe, ni de l’âge ou de la raison. Elle est comme une tendance originelle. Elle nous porte sans réflexion au secours des autres.

 

La façon avec laquelle je te conseille de te positionner avec Maïa relève donc de ta compassion, de ce qui se passe entre ta conscience et ta sensibilité. Il faut le faire au point où tu dois considérer cette relation comme une archéologie de vos libertés. La liberté, qu’est-ce que c’est ? Ni quelque chose de distinct du monde ni ce que le sens commun a cherché à accréditer comme un vague espace intérieur. La liberté est une projection des intentions qu’on a sur le monde. Elle est une « intentionnalité ». Ce que je veux exprimer par archéologie de la liberté, c’est la question de notre relation au monde. Dès qu’il y a conscience, il y a réflexion. L’enseignant·e et les parents peuvent appréhender le monde de façon active. Les enfants feront de même et à leurs facultés de savoir s’en ajoute dès lors une autre encore plus capitale : celle de savoir qu’ils et elles savent, c’est-à-dire qu’ils et elles ont la conscience de leur liberté.

 

Amicalement,

 

Zakaria

 

1 Tous les noms sont d’emprunt.

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