Harcèlement : faire face, sans faire perdre la face - 5/2020

Harcèlement : faire face, sans faire perdre la face

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La technique des entretiens de préoccupation partagée pour lutter contre le harcèlement

 

 (...) ce n'est pas parce que les élèves ne sont pas des anges qu'ils ne peuvent pas devenir des hommes... Tout au contraire ! Il faut les prendre comme ils sont, mais ne pas les laisser là où ils sont. Philippe Meirieu, 2008

 

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Katja Vanini : Comment expliquerais-tu en quelques phrases la technique d’entretien de préoccupation partagée (TEPP) ?

 

Nathalie : Commençons par la finalité : il s’agit d’un outil déployé dans le cadre scolaire pour agir le plus rapidement possible afin de faire cesser le harcèlement entre élèves et rétablir un climat de sécurité.

On parle de technique – car un protocole précis et structuré existe, avec des étapes et des questions bien précises ; et de préoccupation partagée car cela se base, comme son nom l’indique, sur le partage, de la part de l’adulte, de sa préoccupation pour un·e élève avec d’autres élèves impliqués dans la situation.

 

Pourquoi as-tu choisi de suivre cette formation, proposée à Genève uniquement à quelques enseignant·es par école ?

 

Je me suis portée volontaire par intérêt personnel et aussi parce que je suis enseignante chargée de soutien pédagogique (ECSP) et non pas titulaire de classe, ce qui facilite beaucoup la réactivité dans l’intervention lorsqu’une situation de harcèlement présumé ou avéré est signalée. Puisque je travaille avec les élèves de cinq classes faisant beaucoup de co-enseignement avec les collègues titulaires, j’ai un point de vue privilégié pour observer des dynamiques entre élèves : je les vis de l’intérieur, tout en gardant un point de vue en partie externe. J’assiste à des échanges, j’entends et je vois des choses se passer tant en classe que dans les vestiaires et les couloirs, ainsi que dans le préau quand je surveille les récréations. Ma flexibilité dans l’organisation de mon intervention en tant qu’ECSP me permet d’intervenir parfois littéralement dans l’heure qui suit un évènement, en proposant de recevoir des élèves concerné·es par la situation.

La première étape dans le protocole de lutte contre le harcèlement en vigueur à Genève est d’identifier la nature du problème – déterminer s’il s’agit de harcèlement ou intimidation, ou  d'un conflit qui se dégrade. Souvent, ma connaissance des élèves m’aide dans cette identification, et même si on n’est pas certain·es qu’il s’agisse de harcèlement à proprement parler, on peut intervenir avec les EPP, car on se trouve peut-être « sur la pente », en direction d’une situation de harcèlement, et ces entretiens sont efficaces pour intervenir, afin d’éviter de glisser vers une dégradation de la situation.

 

Je constate un réel enthousiasme de ta part...

 

Débordant ! Je dois dire qu’il y a peu d’actions professionnelles aussi efficaces et qui ont eu un impact aussi fort dans mon parcours. Je suis très touchée de voir à quel point c’est puissant.

Pour aller un peu plus dans le détail de la technique : il est très important de décider en équipe qui on va rencontrer parmi les élèves potentiellement concerné·es et dans quel ordre. On rencontre certainement le ou les élèves qu’on pense être le ou les auteur·es principaux de harcèlement, et parmi les témoins, on choisit les élèves qu’on pense être au courant de beaucoup de choses, parce que bien intégré·es dans le groupe-classe et apprécié·es par les camarades. Il s’agit d’enfants parfois discrèt·es, souvent en dehors de conflits et dynamiques complexes et qui ne sont visiblement pas dans une position de fragilité. Ces élèves pourront nous donner des informations précieuses. On rencontre aussi des élèves qui peuvent être des leviers positifs de changement, ayant une aura qui les rend des leaders positifs ou positives, et qu’on espère pouvoir rapidement devenir des soutiens pour celui ou celle qui vit le harcèlement.

On voit bien sûr aussi la personne harcelée, pour lui faire part du fait qu’on sait qu’elle souffre, et qu’on est en train de faire tout ce qu’on peut pour arrêter cette situation ; on l’assure de notre protection. Il arrive que l’élève ne parle pas de ce qu’il ou elle ressent, mais même s’il ou elle ne dévoile pas tout, on peut dire qu’on sait qu’il ou elle vit une situation difficile, qu’on en est très préoccupé et désolé, et qu’on s’engage immédiatement à agir pour que les choses changent, pour que l’élève soit en sécurité, car c’est la mission de l’école et des adultes qui y interviennent de la garantir. Des fois on peut l’aider, en lui proposant d’assumer une attitude particulière, afin que cela facilite le processus, tout en le ou la rassurant du fait que même s’il ou elle ne voit pas le changement tout de suite, on est en train de s’en occuper et que c’est notre priorité et notre responsabilité. Il s’agit surtout de valider le caractère inacceptable et anormal de ce qu’il ou elle est en train de subir.

 

Comment expliquer le changement de posture de l’adulte, dont tu parles, qui fait qu’au cœur de la rencontre avec les potentiels acteurs ou actrices du harcèlement, il n’y a pas la punition ou sanction, mais autre chose ?

 

La question de la sanction doit être temporairement mise en suspens et tenue séparée de ces entretiens de préoccupation partagée. C’est la raison pour laquelle il est préférable, selon mon expérience, que ce ne soit pas le ou la titulaire des élèves concerné·es par la situation qui mène ces entretiens. Pour les ECSP, il me semble que c’est plus simple que pour l’enseignant·e titulaire de suspendre les gestes habituels face au non-respect des règles de vie et aux problèmes relationnels et de comportement.

 

Quel est à ton avis l’ingrédient principal pour se lancer dans la pratique de ce type de démarche ?

 

La motivation à se mettre dans une posture particulière, très différente de celle qu’on peut avoir spontanément face à l’élève qui enfreint les règles, qui ne respecte pas les autres, qui a des comportements inappropriés, blessants, maltraitants. Il s’agit de sortir d’une posture qui met la sanction au cœur de l’intervention. Je parle parfois de « manipulation positive », avec des guillemets bien sûr : la TEPP vise à s’adjoindre la collaboration de l’élève ayant un comportement inadéquat, pour faire changer la situation collective à laquelle il ou elle a assisté, dont il ou elle sait qu’elle existe, et/ou à laquelle elle ou il a participé.

À mon avis le changement produit par cette technique vient de la surprise, chez l’enfant, de n’être ni jugé, ni accusé, ni puni. Cela favorise sa collaboration pour stopper les pratiques de harcèlement. Ce qui est fascinant dans cette démarche, c’est qu’on lui fait prendre en charge le sauvetage du ou de la camarade qu’il·elle avait harcelé·e.

 

Quelles sont les étapes de la démarche ?

 

Je vais décrire comment cela se passe pour moi.

1. J’invite l’élève à un premier entretien, hors de sa classe. Lorsqu’on s’assied face à face, je lui explique que je vais prendre des notes, car je rencontre plusieurs élèves et que j’ai besoin de garder des traces ; d’ailleurs, je lui montre ce que j’écris, je lui dis que c’est pour m’en souvenir – et il·elle pourra ainsi voir que je mets noir sur blanc ce à quoi il·elle s’engage. L’élève saura ainsi qu’il ou elle n’est pas le ou la seul·e à être invité·e à s’entretenir avec moi.

2. Par la suite je lui explique que nos échanges sont certes confidentiels, mais que je dois partager une partie de leur contenu avec son ou sa titulaire et les autres enseignant·es et intervenant·es de l'école concerné·es, car tous les adultes sont responsables de la sécurité de tout le monde. Mais je lui garantis que je n’en parlerai pas aux autres élèves.

3. Je m’adresse à l’élève comme à un·e partenaire, et je partage ma préoccupation : « Je suis très en souci pour un·e de tes camarades, qui est en grande souffrance. Vois-tu à qui je pense ? » Je trie les éléments que j’exprime, toujours sans aucune accusation. J’explique que je souhaite parler avec lui ou elle, car je connais son rôle important dans sa classe, et je sais que les autres enfants le·la tiennent en considération ; parfois je le·la questionne pour savoir s’il ou elle est conscient·e de ce « pouvoir », de son statut parmi ses camarades. Ainsi, je peux lui dire : « Tu as certainement remarqué des choses... » Très vite cela le ou la décontenance, car il ou elle s’attendait peut-être à être réprimandé·e. « Comme tu le sais, nos règles à l’école sont très strictes à propos des relations : on n’a aucune obligation d’aimer tout le monde ni d’être proche, mais on se doit de respecter tous les êtres humains. » Ainsi je fais un rappel du cadre, que ce soit les règles de l'école ou même la loi de notre société, y compris les sanctions possibles, sans jamais me mettre dans une attitude de reproche, dans un discours qui lui serait adressé directement en tant qu’harceleur ou harceleuse.

 

J’ai l’impression que cette posture pour toi est très sincère : tout en n’étant pas dupe et en sachant que tu t’adresses par exemple au probable harceleur ou harceleuse, tu incarnes entièrement cette posture de non jugement.

 

C’est vrai. Cela fait partie du processus mais aussi de mes valeurs. La particularité se situe dans l’astuce de proposer une franche collaboration entre l'élève et moi, alors que l'élève s'attendait à recevoir des remontrances. C’est peut-être une sorte de jeu, et c’est étonnant, mais les enfants y entrent de plein gré ! Il y a aussi quelque chose de très inhabituel, je crois : cette absence totale de reproche. Parce que souvent en arrivant ils ou elles ont la trouille, se disent « ouh là là, il se passe un truc là... ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je ne rencontre jamais l’élève harcelé·e dans la foulée des autres ; je sépare ces deux moments. D’ailleurs je choisis aussi l’ordre dans lequel je rencontre chaque enfant : si possible je ne vois pas le ou la potentielle harceleuse principale en premier ; ni deux élèves très lié·es à la suite. C’est là qu’on est au cœur d’une technique : je fais des choix, je contrôle les entretiens, je pèse mes mots.

4. Par la suite je pose des questions à l’élève : « Que penses-tu pouvoir faire, toi, pour que ça s’arrête ? Tu as des idées ? Parce que ce que subit X est totalement inacceptable et nous, les adultes, ne pouvons pas tolérer qu'un·e élève souffre ainsi dans notre école. Nous sommes absolument déterminés à faire cesser cela au plus vite ».

Il y a une dimension importante que je souhaite partager : lorsque, entre adultes, on décide de mener des EPP et qu’on choisit les élèves à rencontrer, en prenant conscience de la gravité de la situation de harcèlement, c’est souvent un moment douloureux qu’on vit, et le ressenti qu’on a envers les élèves concerné·es est fort. Le défi est de faire en sorte que cette émotion ne se transforme pas en un reproche, mais que cela nous donne l’énergie nécessaire pour pratiquer cette technique. Car celle-ci justement permet de contourner l’accusation, pour mieux obtenir le changement souhaité chez l'élève ; on n’a pas besoin d’obtenir qu'il ou elle formule des aveux, à partir du moment où on observe une modification de son comportement.

Il faut aussi être réaliste : la modification du comportement qu’on obtient chez l'élève peut être seulement temporaire. D’où l’importance capitale de soigner le suivi, en continuant à monitorer la situation de très près sur la durée. Pour que le changement perdure, il faut maintenir une attention vigilante sur la situation et sur tous les acteurs impliqués durant les semaines et les mois qui suivent. Et refaire quelques entretiens au besoin pour faire renouveler les engagements positifs pris par les élèves, si ceux-ci ne sont plus suffisamment mis en pratique.

 

Il me semble que je ressens entre les lignes une dimension importante : cette démarche permet à l’élève auteur·e du harcèlement de changer son comportement... sans perdre la face !

 

C’est exactement ça : il s’agit de prendre appui sur des dimensions du caractère de l’enfant, comme son pouvoir sur les autres ou son besoin d’être reconnu·e, qu’il ou elle utilise de manière négative - et lui permettre d’utiliser ces mêmes caractéristiques... de manière constructive. Cela correspond tellement à mes valeurs ! Je trouve si émouvant de voir cet·te élève qui a été l’auteur·e d’une violence forte et injuste, revenir lors du prochain entretien avec une telle fierté en livrant tout ce qu’il ou elle a fait pour que ça s’arrête. Cela révèle aussi à quel point ces enfants ont au fond un grand besoin d’être regardé·es, admiré·es, pour exister. Et que ce sont des enfants qui souffrent eux-mêmes, ne serait-ce que du manque de reconnaissance ! Ces entretiens offrent à ces élèves, qui ne vont souvent pas bien, l’occasion de prendre conscience qu’ils ou elle peuvent de pouvoir aussi exister et être valorisé·es par des attitudes ou un leadership positif.

Il arrive parfois qu’il y ait des résistances, ou que l’élève dise n’avoir aucune idée. Dans ce cas, aucun souci : je leur dis « Je te propose d’observer ce qui se passe les prochains jours, et on se reverra la semaine prochaine pour que tu me racontes ce que tu as pu voir. Je note la date et je t’inviterai de nouveau pour en parler. » Lorsque l’élève émet des propositions, c’est pareil : on se revoit dans une semaine : « J’ai noté ce que tu m’as proposé de faire, et tu me diras ce que tu as pu faire et ce que cela aura provoqué comme changement ; je me réjouis d’avoir des nouvelles ! » Et ainsi de suite.

Voilà, c’est finalement aussi simple que cela. Il faut poursuivre ce cycle tant que la situation ne s’améliore pas significativement. Et surtout continuer à en parler en équipe, afin de coordonner en continu le traitement de la situation, ainsi que le suivi sur le long terme.

 

Qu’est-ce que tu dirais à des enseignant·es qui appréhendent la mise en œuvre de ces entretiens ?

 

Gérer une situation de harcèlement n’est jamais facile, cela peut s’accompagner de craintes et d’inquiétudes importantes. Le conseil que je donne c’est d’avoir confiance dans ce protocole, de l’appliquer, de manière « méthodique ». Il est important de suivre les étapes presque à la lettre. Je dirais à ces collègues : « Demande-toi pas si tu vas être bon ou pas ; le protocole te permet de lâcher une posture, celle qu’on assume d’habitude, et d’enfiler un autre habit. On raccroche le tablier de l’enseignant·e qui se doit de sanctionner le non-respect des règles, et on endosse pendant un moment, celui qui nous rend partenaires des enfants concerné·es, avec un but qu'on va amener l'élève à partager : faire cesser le harcèlement ».

Pour résumer : je suis convaincue qu’on a toutes et tous notre part sombre, qu’on manifeste plus ou moins. Ces élèves qui harcèlent ne croient pas qu’à l’école on puisse exister autrement que par les compétences scolaires, par les savoirs, ou alors par cette part sombre, qui leur offre une certaine reconnaissance auprès des pair·es. Ces entretiens leur permettent de manifester une autre part, celle qui est lumineuse, pour exister.

 

Des références pour aller plus loin :

 

Nathalie Pervangher Bellégo & Katja Vanini De Carlo, dessins de Cinzia Giaccardi

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