Pages ouvertes - 10/2023

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Coopérer entre professionnel·les : une mission impossible ? (I)

 

 

Au-delà des injonctions : pourquoi coopérer ? 

 

Depuis plusieurs décennies, les divers·es acteur·trices travaillant à l’école sont invité·es à développer des relations de collaboration, coopération ou partenariat entre professionnel·les. Il y a vingt ans, Perrenoud (1994), s’appuyant sur les travaux de Gather Thurler (1994), écrivait déjà que « la culture professionnelle évolue dans le sens d’une culture de coopération, afin de dépasser l’individualisme aussi bien que les formes contraintes ou simplement conviviales de collégialité, pour que les gens acceptent de travailler ensemble sur un pied d’égalité et dans un esprit de respect mutuel et de mise en valeur des compétences ». À ces préconisations issues du monde académique se sont ajoutées des injonctions provenant des services employeurs, liées aux politiques intégratives et aux perspectives inclusives, mais aussi à d’autres enjeux (santé, numérique, durabilité, etc.), qui impliquent une mise en projet des établissements scolaires.

Or, cette injonction au travail collectif s’est développée parallèlement à une division croissante du travail éducatif et pédagogique (Losego & Dürler, 2019), à deux niveaux :

• la diversité des professions en milieu scolaire a augmenté au fil du temps : infirmièr·e, psychologue, logopédiste, psychomotricien·ne, orthopédagogue, ergothérapeute, assistant·e social·e, éducateur·trice, etc. ;

• des fonctions particulières se sont développées, occupant une partie du temps de travail de certain·es enseignant·es : soutien scolaire, médiation de conflits, promotion de la santé, coaching, développement du numérique, éducation à la durabilité, etc.

L’élargissement de l’éventail des personnes ressources destinées à répondre à la diversité des besoins des élèves accroit les risques de juxtaposition et de morcèlement de prises en charge individuelles, séparatives. Ce qui, paradoxalement, peut accentuer les difficultés scolaires (Pelgrims, 2001), voire favoriser l’exclusion plutôt que l’inclusion des élèves concerné·es (Ramel & Doudin, 2009), tout en suscitant un sentiment d’incompétence chez les enseignant·es. À l’inverse, le développement de la coopération entre ces professionnel·les peut constituer un facteur de prévention de ces risques, grâce :

• à des modalités collaboratives d’intervention (coensei-
gnement, aide indirecte, travail en réseau) comme alternatives aux prises en charge individuelles séparatives ( Tremblay, 2012 ; Thomazet & Mérini, 2014 ) ;

• au développement de relations professionnelles renforçant le sentiment de compétence des enseignant·es ordinaires ( Rousseau, 2010 ; Paré & Trépanier, 2010 ) ;

• au soin porté à la continuité éducative des prises en charge individuelles et à la cohérence des projets ( Blaya, Gilles, Plunus & Tièche, 2011 ; Thibert, 2013 ) ;

• au développement d’une culture commune et d’une mise en projet des établissements scolaires, au-delà des situations individuelles ( Prud’homme, Ramel & Vienneau, 2011 ).

À ce propos sont apparues des fonctions que l’on pourrait qualifier de « leadership transversal », pour soutenir, promouvoir et accompagner, sans pouvoir hiérarchique, le développement de pratiques et de projets collectifs dans une visée d’école inclusive, en santé, ou durable. Ces perspectives systémiques de développement organisationnel passent à nouveau par la coopération entre professionnel·les.

Cette multiplication des acteur·trices impliqué·es autour de situations d’élèves, de classe ou d’école complexifie l’environnement scolaire. Et leur sentiment d’isolement, leur épuisement ou leur désinvestissement risque de s’accroitre si les injonctions à coopérer et travailler en équipe représentent pour eux·elles davantage une charge supplémentaire, en temps et en énergie, qu’un soutien à leur activité ( Allenbach, Gabola, Leblanc & Rebetez, 2023 ).

 

Coconstruire la coopération : un travail méconnu

Fondamentalement se pose alors la question de ce que signifie la coopération et la façon dont elle peut se construire. Un collectif de chercheur·es du Canada et de Suisse ( Allenbach, Borri-Anadon, Leblanc, Paré, Rebetez & Tremblay, 2016 ) a constaté que la littérature académique regorgeait de modèles théoriques de collaboration, de partenariat ou de coopération, suivant le terme choisi par leur auteur·e. Ces écrits ont en commun de présenter chacun un modèle idéal, impliquant de nombreuses interdépendances entre les professionnel·les concerné·es. Les autres types de relation de travail sont définis comme moins développés, moins aboutis et classés dans une gradation, en partant d’une simple absence de relation. La coordination, comprise comme une juxtaposition des actions et un simple passage d’informations entre collègues, est généralement considérée comme le premier degré. D’autres types de relation, tantôt appelés, suivant les auteurs·es, concertation, collaboration, partenariat ou coopération, sont considérés comme davantage développés, mais moins aboutis que l’idéal type prôné.

Les auteur·es de chacun de ces modèles théoriques semblent s’ignorer mutuellement. Du moins ne font-ils·elles généralement pas référence aux autres modèles existants. Cela aboutit à une jungle lexicale, où un même mot peut être utilisé de manière contradictoire. Nous adoptons, dans cet article, le terme de coopération pour désigner des relations professionnelles, impliquant davantage d’interdépendances que la coordination, mais sans aboutir à une fusion, car les spécificités respectives restent présentes et sont reconnues. Ainsi, coopérer ne signifie pas penser, vouloir et agir de manière identique, mais prend sens dans un travail conjoint de mise en commun et de prise en compte des différences.

Cette revue de littérature a aussi permis de constater l’énumération de « conditions » ou de « facteurs » considérés comme nécessaires au développement de ces relations : des interactions fréquentes, un objectif commun, une confiance établie, des rôles clairs, la reconnaissance des expertises de chacun·e, la motivation des parties prenantes, etc. Or, ces mêmes éléments sont mentionnés, ailleurs, comme des critères d’une relation de collaboration, coopération ou partenariat, suivant l’appellation donnée au type de relation présenté comme idéal. Ces éléments doivent-ils donc être considérés comme des conditions préalables à l’instauration de la coopération, ou au contraire comme des indicateurs d’une relation coopérative aboutie ?

Le collectif cité ( Allenbach et al., 2016 ) propose une issue à ce dilemme, en considérant la coopération comme un processus interactif continu, ou plus précisément comme la combinaison de six processus :

1) la construction d’un sens partagé ( finalités poursuivies, objectifs communs ) ;

2) l’engagement des partenaires ( nourrir la motivation ) ;

3) le développement de relations de confiance suffisantes pour permettre l’expression des divergences ;

4) la négociation et la clarification des rôles et des responsabilités ;

5) la reconnaissance des complémentarités et le partage des expertises réciproques ;

6) la négociation, la planification et le partage d’espace-temps.

La recherche présentée dans cet article émane d’une volonté de confronter ce modèle au fonctionnement réel d’une équipe pluridisciplinaire, afin de mieux comprendre ce que coopérer veut dire, et par quels processus la coopération s’ancre dans des pratiques effectives. Considérer la coopération comme des processus interactionnels implique de reconnaitre qu’elle ne peut être ni décrétée ( d’en haut ), ni imposée ( par un·e seul·e des protagonistes ). Chaque acteur·trice, par son activité, participe ou fait obstacle au processus coopératif. Nous avons observé et enregistré cette activité particulière, souvent peu connue et reconnue, qui consiste à interagir avec autrui pour contribuer au développement de relations coopératives. Nous avons ensuite pu confronter les participantes aux traces de leur propre activité, afin d’analyser celle-ci ( Clot, Faïta, Fernandez & Scheller, 2001 ).

 

Le désir de comprendre

Notre étude a porté sur un groupe pluridisciplinaire d’un établissement scolaire du canton de Vaud, composé de deux psychologues, une éducatrice, une infirmière et une enseignante assumant une fonction de promotion de la santé. Cette équipe se réunissait une fois par mois pour des séances de deux heures. Les membres, bien que satisfaites de leur coopération, étaient intéressées à comprendre plus finement les interactions qui y contribuaient et à s’engager dans une réflexion sur leurs pratiques, visant justement à identifier les processus de construction de la coopération.

Dans cette recherche collaborative ( Desgagné, 1997 ; Lefrançois, 1997 ), les participantes ont été associées à la définition des objectifs, à l’analyse de leur activité et à l’interprétation des résultats, que nous présenterons le mois prochain. Ces résultats nous ont surpris·es, en permettant non seulement de confirmer la pertinence du modèle théorique, mais de le simplifier, tout en mettant en évidence deux formes de coopération aux visées bien distinctes, mais souvent confondues tant dans la littérature scientifique que sur le terrain.

 

Céline Geoffroy, Carole Henry Mouron, Marco Allenbach, Fabrice Guillaume & Frédérique Rebetez

 

 

 

Bibliographie

Allenbach, M., Borri-Anadon, C., Leblanc, M., Paré, M., Rebetez, F. & Tremblay, P. (2016). Relations de collaboration entre enseignants et intervenants en transition vers l'inclusion scolaire, 71-86. In L. Prud’homme, P. Bonvin, H. Duchesne & R. Vienneau (dir.) L’inclusion scolaire : ses fondements, ses acteurs et ses pratiques. Bruxelles : De Boeck Supérieur.

Allenbach, M., Gabola, P., Leblanc, M. & Rebetez, F. (2023). Quels soutiens au développement de pratiques inclusives ? La nouvelle revue - Éducation et société inclusives, 95, 91-110.

Blaya, C., Gilles, J.-L., Plunus, G. & Tièche Christinat, C. (2011). Accrochage scolaire et alliances éducatives : vers une intégration des approches communautaire et scolaire. In L. Prud'homme, S. Ramel & R. Vienneau. Valorisation de la diversité en éducation : défis contemporains et pistes d'action, Revue Éducation et Francophonie, n°39, 227-249.

Clot, Y., Faïta, D., Fernandez, G. & Scheller, L. (2001). Entretiens en autoconfrontation croisée : une méthode en clinique de l’activité. Éducation permanente, n° 146.

Desgagné, S. (1997). Le concept de recherche collaborative : l’idée d’un rapprochement entre chercheurs universitaires et praticiens enseignants. Revue des sciences de l’éducation, 23(2), 371-393. Repéré́ à www.erudit.org/revue/rse/1997/v23/n2/index.html

Gather Thurler, M. (1994 a). Relations professionnelles et culture des établissements scolaires : au-delà du culte de l’individualisme ? Revue française de pédagogie, octobre-novembre, n° 109, 19-39.

Lefrançois, R. (1997). La recherche collaborative : essai de définition. Nouvelles pratiques sociales, n° 10.

Losego, P. et Dürler, H., (2019). Travailler dans une école. Sociologie du travail dans les établissements scolaires en suisse romande. Neuchâtel : Alphil. Repéré à  www.alphil.com/index.php/travailler-dans-une-ecole.html.

Perrenoud, P. (1994). La formation continue comme vecteur de professionnalisation du métier d’enseignant. Repéré à http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1994/1994_10.html.

Paré, M. & Trépanier, N. (2010). La consultation en milieu scolaire : soutenir l’enseignement de la classe ordinaire. In N. Trépanier & M. Paré (dir.) Des modèles de service pour favoriser l'intégration scolaire (pp. 79-98). Presses de l’Université du Québec.

Pelgrims, G. (2001). Comparaison des processus d’enseignement et conditions d’apprentissage en classes ordinaires et spécialisées : des prévisions aux contraintes, in Revue française de pédagogie, n° 134, 147-165.

Prud'homme, L., Ramel, S. Vienneau, R. (2011). Valorisation de la diversité en éducation. Revue Éducation et Francophonie, n°39.

Ramel, S. & Doudin, P.-A. (2009). Intégration et inclusion scolaire : du déclaratif à leur mise en œuvre. Formation et pratiques d’enseignement en question, Revue des HEP et institutions assimilées de Suisse romande et du Tessin, n° 9.

Rousseau, N. (2010). La pédagogie de l’inclusion scolaire. PUQ.

Thibert, R. (2013). Le décrochage scolaire : diversité des approches, diversité des dispositifs. Dossier d'actualité Veille et analyse IFÉ, n°84. 

Thomazet, S. & Mérini, C. (2014). Le travail collectif, outil d’une école inclusive ? Questions Vives, n° 21.

Tremblay, P. (2012). Inclusion scolaire. Dispositifs et pratiques pédagogiques (2e éd.), Bruxelles : De Boeck.

 

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