Pages ouvertes - 04/2024

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Enseigner en temps d’urgence environnementale, sans décourager ni confiner les élèves dans un futur tracé

 

Kristine Balslev, groupe LIFE, Université de Genève

 

Lorsqu’il s’agit d’enseigner des savoirs ou de parler de sujets d’actualité touchant l’environnement, les enseignantes et enseignants sont nombreux à se sentir responsables du ressenti de leurs élèves et à se poser des questions telles que : jusqu’où aller avec les élèves dans la discussion sur le changement climatique ou la perte de la biodiversité ? Comment éviter de susciter de l’éco-anxiété ou du fatalisme ? Comment susciter de l’engagement ? Un cours suivi à l’Université de Lausanne ( Arnsperger, 2023 ) m’a permis de trouver quelques pistes de réponses à ces questions, partagées ici.

 

Les grèves du climat organisées et habitées par des jeunes ou de jeunes adultes entre 2018 et 2020, laissent croire que toute une génération se sent concernée par le réchauffement climatique. Pourtant, cela n’est pas vraiment le cas ( de Cabanes, 2019 ) : les personnes, quelle que soit leur année de naissance, changeant leur mode de vie ou se mobilisant dans des manifestations ou autre après avoir entendu parler de l’impact des activités humaines sur l’état de la planète restent minoritaires ( Enzler Bruderer & Diekmann, 2019 ). Cette réalité conduit des personnes engagées pour le climat à rester bouche bée devant leurs ami·es, membres de la famille et collègues qui osent encore prendre l’avion, manger de la viande, surchauffer leurs appartements, rouler en voiture … et à se demander : « Ne savent-ils pas ? Ne lisent-elles pas les journaux ? N’ont-elles jamais entendu parler d’empreinte carbone ou de limites planétaires ? »

 

Savoir pour agir ?

Les informations alarmistes concernant le climat et la biodiversité, quasi quotidiennes depuis les années 2010, sont en soi inquiétantes, que ce soit la diffusion des savoirs du GIEC 1 annonçant davantage de conditions météorologiques extrêmes ou le constat d’avoir vécu la période la plus chaude, la plus sèche, avec le plus de précipitations, etc. jamais enregistrée. Le caractère inquiétant, voir angoissant, de ces informations est amplifié en sachant que la plupart des défis écologiques sont créés par nous-mêmes, que nous faisons perdurer un système destructeur, et que nous réagissons collectivement peu à ces informations. Cette situation confirme le leitmotiv « Nous savons mais n’agissons pas » ( Draelants, 2023 ) contredisant le modèle du déficit informationnel, selon lequel il serait possible de modifier les attitudes, croyances et comportements individuels en transmettant des informations scientifiques vers le public ( Arnsperger, 2023 ), et perdurant malgré les preuves de son échec. Des courants de la psychologie sociale ( notamment Adams, 2016 ), mettent en avant une réaction de défense fréquente, individuelle et sociétale, face à des menaces extrêmes, notamment celui d’une peur ontologique de notre finitude accompagnée d’un déni. Ainsi, en tant qu’enseignant ou enseignante, rien ne sert d’attendre de tous·tes leurs élèves ( ou de leurs collègues ) qu’ils ou elles cessent d’admirer des stars avec des modes de vie nuisibles ou de rêver de grosses voitures après avoir exposé les méfaits de certains comportements en lien avec la consommation ou la mobilité. Accepter dès le départ ces mécanismes profondément ancrés permet d’éviter le découragement. Ajoutons à cela que de nombreuses personnes ont conscience que tant qu’une pratique sociale est acceptée, il est peu utile de changer des comportements individuels.

Toutefois, tous·tes les élèves ne sont pas dans le déni, certain·es saisissent l’ampleur de la situation, et risquent fortement de vivre de l’éco-anxiété ou du désespoir face à certains savoirs. Que faire avec ces possibles conséquences ?

 

Savoir sans perdre espoir

Le désespoir peut non seulement nuire à la santé mentale, mais également empêcher le passage à l’action. S’intéressant aux facteurs incitant à l’engagement, notamment l’espoir, Vandaele & Staalhammer ( 2022 ) montrent comment l’éducation peut favoriser ce sentiment. L’espoir n’est pas à confondre avec un optimisme naïf, les auteures parlent d’un espoir constructif qui susciterait un engagement environnemental proactif, individuel et collectif. Ainsi selon elles, en vue de susciter cet engagement, il est nécessaire de fonder l’éducation au développement durable sur quatre principes :

1 . La fixation d’objectifs ( en encourageant des réflexions de groupe sur des objectifs ayant une dimension d’empowerment, en articulant des objectifs globaux et des cas locaux ).

2. La réflexion sur la démarche collective ( renforcer la confiance dans le potentiel de l’action collective et dans les mouvements sociaux ).

3. La réflexion sur l’agentivité ( déconstruire et combiner les idées de l’opposition entre part individuelle et part collective dans les actions et les responsabilités, aligner les actions avec les valeurs ).

4. Le renforcement émotionnel ( expliquer les différentes formes de coping et verbaliser les conséquences émotionnelles de l’éducation au développement durable sur le bien-être des élèves ou étudiants et étudiantes ).

 

Libérer et cultiver l’imagination

Le premier pas pour rendre possible une transition socioécologique est d’imaginer, de se projeter, dans cette transition (Hopkins, 2020). Or l’imagination du monde à venir rendu disponible dans la culture dominante tend à être ultra technologique et aseptisé, ou apocalyptique, c’est-à-dire brutal, paranoïaque et méchant. Cette vision, véhiculée notamment par les survivalistes, montre non un amour de la vie, mais un accrochage désespéré à celle-ci (Hogget, 2011). La recherche est de plus en plus outillée pour prévoir, les rapports du GIEC (Huet, 2023) contiennent par exemple une grande part de prévisions, indispensables pour penser une réorientation, mais peu propices à imaginer un avenir. Par ailleurs, nous tendons à oublier que chaque génération a perçu des menaces existentielles ( par exemple les guerres mondiales, la guerre froide, le nucléaire ) et a pourtant survécu. Il ne s’agit pas de nier une réalité, mais d’imaginer une vie désirable compatible avec cette réalité.

En considérant l’école comme un espace-temps libéré des contraintes de la vie quotidienne, celle-ci a le potentiel, d’une part, de libérer l’imaginaire de la pensée apocalyptique et la certitude que le futur est tout tracé, certitude propre à la forclusion narrative, référant à la « conviction qu’aucune nouvelle interprétation de son passé, ou nouvel engagement et expériences dans son avenir ne peuvent changer substantiellement le cours de notre vie » (Bohlmeijer et al., 2011, cité par Adams, 2016, p. 238).

Pour nourrir cet imaginaire avec les élèves, plusieurs pistes se dessinent, déjà pratiquées par des enseignants et enseignantes, par exemple discuter, par le biais de la philosophie, avec les élèves sur ce qui en l’être humain est essentiel, immuable, sur les besoins pour vivre une vie bonne, sur la consommation en tant que compensation ou distraction de peurs ontologiques, sur le rapport que nous avons et pourrions avoir avec les autres vivants. En histoire, prendre connaissance des modes de vie dans différentes périodes et leur impact sur l’environnement, pour avoir conscience des multiples façons humaines de vivre, détériorant la nature ou non, heureuses ou malheureuses. Dans des domaines artistiques ou littéraires, être exposé·e à des œuvres inscrites dans un narratif Solar Punk, où les villes sont douces, contribuent aux écosystèmes et paysages, et offrent des conditions de vie tant aux humains qu’aux non-humains (Rupprecht et al., 2021).

Ces éléments conduisent à questionner la formation initiale et continue des enseignantes et enseignants, car éviter de confiner les élèves dans un futur tracé implique de cultiver l’espoir et l’imagination chez les membres du corps enseignant, sans quoi les propositions énoncées risquent de rester à un niveau superficiel. 

 

1 Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat

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