Loin de ceux qui survivent tant bien que mal sur les terres ancestrales, ici, sous d’autres cieux que ceux qui rougissent les paysages cadrés dans les westerns, on peut rencontrer des créatures qui savent aller là où le vent ne pousse pas grand monde. Rencontre avec les fils ou les filles du dernier des Mohicans.

Les années passent et emmènent dans la charrette des jours échus des souvenirs et des êtres. Dans sa marche obstinée, l’infatigable aiguille du chronomètre pousse devant elle une colonne de pèlerins qui consomment les heures en polissant de leurs pas les pavés de la route. Les arbres qui bordent le chemin savent que tous ne marchent pas en file indienne. Des poseurs de pas hors de la trace cassent parfois la ligne du cortège. Etant rares, ils deviennent nécessaires.

Où vais-je en venir après semblable introduction? Lorsque seul face à un clavier conçu pour l’immédiateté, on prépare un message censé jouer une autre partition que celles des infos suspendues aux nœuds d’une toile planétaire, il est permis de prendre un peu de recul pour lancer les mots sur la page. Huit ans passés à rencontrer des collègues dotent l’armoire aux souvenirs d’un cossu volume. Plutôt que de traiter le contenu à la naphtaline, j’ai décidé d’extraire quelques moments de partage pour baliser la dernière ligne droite des responsabilités associatives.

Parlons donc de ceux qui se baptisent eux-mêmes avec des noms de tribus en voie d’extinction. Il m’est arrivé, au détour d’un apéritif, de rencontrer des collègues précieux avec lesquels je partage des chiffres qui donnent au compteur des années une propension à l’obésité. Les aigris et les fatigués ne prennent pas l’apéro. Ceux que j’ai côtoyés vous enrichissent même lorsque c’est vous qui réglez l’addition. Certains se reconnaîtront ici pour avoir guetté sur ces pages un mot improbable commandé sous forme de défi. D’autres se souviendront d’anecdotes ressassées année après année lors de retrouvailles commémoratives. Sont-ils tous devenus de vieux sages ces Indiens dispersés? Dans le miroir, ils n’ont pas changé, seules les vibrations des pendules rident la surface des portraits.

Ils sont encore utiles, ces grognards de la pédagogie. Aujourd’hui plus qu’hier. Sur un épiderme tanné, on ne lit pas la chair de poule. La peur du chef a lentement disparu au fil des ans. Pour eux, les vérités d’hier ne sont pas des mensonges aujourd’hui. Une tranquille assurance caractérise ces maîtresses et ces maîtres millésimés. C’est à ces collègues que je m’adresse aujourd’hui pour leur demander de jouer pleinement le rôle qui leur échoit: celui du phare dans le brouillard, de la balise au bord du chemin, de l’interprète en terres étrangères. Les professions évoluent, les pratiques changent, les techniques se perfectionnent, mais dans la lutte contre l’ignorance et l’obscurantisme générateurs de bêlants troupeaux, rien n’est plus fort qu’un enseignant humaniste et bien dans ses baskets. Les élèves en ont besoin, mais les jeunes collègues méritent aussi de se sentir épaulés. La tâche n’est pas insurmontable, mais elle mérite un copieux partage d’expérience.

Les tribus qui survivent sont celles qui pratiquent la transmission des secrets. Inspirons-nous de la sagesse amérindienne pour inventer un nouveau proverbe: «Il appert que lorsque les Indiens sont amers, c’est toute la tribu qui perd.»